Eglises d'Asie | Khmers Rouges : le témoignage d’une enfance perdue

Photo Neou Vannarin / VOA Khmer
La perte de son enfance aux mains des Khmers Rouges est une leçon que Youk Chhang, lauréat 2018 du prix Magsaysay, veut transmettre aux jeunes d’aujourd’hui. L’homme de 57 ans est un survivant de la dictature de Pol Pot : arrêté à l’âge de 15 ans pour avoir ramassé des champignons – un crime durant la collectivisation du régime –, il a rejoint les États-Unis après sa libération. Aujourd’hui directeur du DC-Cam, le centre de documentation du Camdodge à Phnom Penh, il y rassemble, depuis 1995, la mémoire du génocide cambodgien tout en témoignant auprès des jeunes. 

« Chaque fois que je rencontre des jeunes, je leur dis : ‘Demandez-moi ce que je ne veux pas vous dire’ », raconte Youk Chhang, lauréat 2018 du prix Ramon Magsaysay, depuis son bureau au cœur de Phnom Penh. Chhang, 57 ans, a survécu à la dictature meurtrière des Khmers Rouges qui a entraîné la mort de près de deux millions de Cambodgiens dans la fin des années 1970. Durant plus de deux décennies, il a rassemblé les témoignages des atrocités commises par le régime de Pol Pot. Au début des années 1980, après avoir perdu des dizaines demembres de sa famille aux mains des ultra-communistes, dont son père et cinq de ses frères et sœurs, il s’est échappé vers un camp de réfugiés à proximité de la frontière Thaïlandaise, avant de parvenir à rejoindre les États-Unis. Il est aujourd’hui directeur général du Centre de documentation du Cambodge (Documentation Center of Cambodia – DC-Cam). 
  
Même s’il s’est rapidement adapté à la vie américaine, Chhang explique qu’il était déterminé à revenir au Cambodge. « Je m’étais dit que je ne retournerai jamais au pays pour une simple visite, mais que je devais revenir pour travailler et pour entreprendre quelque chose qui rendrait ma mère fière de moi », se souvient-il. Après avoir d’abord travaillé pour les Nations Unies, Chhang a pris la direction du centre DC-Cam en 1995. Celui-ci avait été fondé en lien avec un programme de recherche de l’université de Yale sur le génocide cambodgien, afin d’y conduire des recherches, des formations et un travail de mémoire lié au régime Khmer Rouge. 

Traumatisme adolescent

Sur le terrain, Chhang s’est régulièrement retrouvé en face d’anciens cadres Khmers Rouges, ce qui réveillait en lui de profondes blessures tirées de son adolescence traumatisante. À l’âge de quinze ans, Chhang a été arrêté pour avoir ramassé des champignons sauvages pour sa sœur enceinte – considéré comme un « crime » durant la collectivisation à l’extrême du régime de Pol Pot. Il a été torturé devant des centaines de personnes avant d’être envoyé en prison. Chaque nuit, en prison, il était forcé de faire des « aveux » et de demander pardon. Les « crimes » que Chhang était amené à confesser comprenaient le fait d’avoir rêvé de Coca glacé et que son professeur du lycée lui manquait… Après avoir avoué, il devait retourner dans sa cellule où il restait attaché au sol infesté d’insectes. Plus tard, il a été libéré sur la demande d’un prisonnier plus âgé, mais Chhang a fini par apprendre que son codétenu avait été tué en l’échange de sa libération. 
  
Un jour de 1998, avec l’équipe de centre DC-Cam, Chhang est retourné dans le district de la province de Banteay Meanchey où il avait été emprisonné. Il a rapidement rencontré quatre des anciens gardiens de sa prison. « Mon équipe les voyait comme quelques vieillards amaigris accompagnés de quelques buffles squelettiques et vivant dans la pauvreté. Mon équipe avait pitié d’eux, mais j’étais en colère parce que je m’attendais à rencontrer ceux qui m’avaient torturé 25 ans plus tôt : des hommes brutaux, arrogants, musclés, agressifs et sans aucun respect. J’ai alors demandé à mon équipe d’éteindre l’enregistreur et je leur ai posé des questions. » Les quatre anciens gardes disaient ne pas se souvenir de lui. Il a alors cité l’évènement tristement célèbre d’un couple exécuté publiquement devant une pagode – des meurtres dont les hommes se souvenaient. Il leur a alors demandé s’ils se rappelaient d’un adolescent arrêté pour avoir ramassé des champignons. 
  
« Oh, nous sommes au courant, c’était nous ! Nous étions là », ont-ils répondu. « Nous étions excités parce que nous étions cachés derrière des bambous et nous savions qu’il s’approchait. Après qu’il a ramassé ses champignons, nous avons bloqué sa sortie et nous l’avons attrapé. » « J’ai alors pensé : ‘Devrais-je frapper cet homme maintenant ? Je pourrais le battre ?’ Je pensais cela sous le coup de la colère », explique Chhang. « Puis je me suis calmé et j’ai dit : ‘Ce garçon, c’était moi vous savez ?’ Ils sont restés silencieux, personne n’a rien dit. » L’un d’entre eux a alors commencé à offrir à Chhang des noix de coco et du bouillon de poulet. Ce dernier a compris qu’il s’agissait d’une façon khmère de demander pardon. « Quand vous avez un homme de 75 ans qui s’incline devant vous et qui vous apporte du lait de coco, selon notre culture, il présente ses excuses », ajoute Chhang.  
  
« Mais pourquoi ne pouvais-je les accepter ? Je m’étais dit que j’avais dépassé cette culture, ces traditions. Je voulais davantage, je voulais les entendre dire ‘Pardon’. Puis j’ai pensé : ‘comment pourraient-ils dire cela ? Ils ne se souviennent même pas de moi’. J’ai donc quitté le village. Ils ne font plus partie de ma vie et je ne fais plus partie de la leur. Nous nous sommes séparés, tout comme le fleuve du Mekong et la rivière de Tonlé Sap vont de leur côté. » Chhang estime qu’il s’agit là d’un exemple de la nature complexe de la réconciliation. « Parfois, se réconcilier demande de faire face, mais cela n’implique pas forcément de rester lié. C’est comme cela que je traite les Khmers Rouges. » 

De vieilles blessures

Depuis sa création, le centre DC-Cam a réuni de nombreux anciens Khmers Rouges et des victimes du régime pour leur permettre de dialoguer, tout en entreprenant un programme éducatif national sur le génocide et en rassemblant les archives les plus importantes sur la période. Beaucoup de ces documents ont servi de preuves durant les procès des anciens dirigeants Khmers Rouges, menés par les Nations Unies. En plus du prix Ramon Magsaysay qu’il a reçu, Chhang a été cité en 2007 par le Time parmi les cent personnes les plus influentes au monde. Mais malgré ces hommages, Chhang, qui vit à Phnom Penh avec sa mère de 92 ans, confie que son passé ne le quittera jamais. « Quand je pense à mon enfance, même si j’essaie d’aider les jeunes et malgré tout ce que je fais aujourd'hui, cela ne compense pas le passé parce que ce n’est pas moi, c’est comme quelqu’un d’autre. Vous êtes déjà brisé », ajoute-t-il. « Il n’y a aucun moyen de réparer. J’ai découvert que la perte de mon enfance est une leçon du passé que je pouvais partager avec les jeunes d’aujourd’hui. » 
  

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