A propos de la mort et de la résurrection...

Bonjour,
Je suis en train de relire le magnifique livre du Père François Varillon intitulé "Joie de croire, joie de vivre". Il se trouve que cette lecture entre en dialogue avec des discussions que j'ai pu avoir avec les uns ou les autres. Je me permets donc de reproduire ici quelques pages du P. Varillon que je trouve éclairantes... Bonne lecture.


Le Christ est ressuscité des morts et monté aux cieux

François Varillon, Joie de Croire, Joie de Vivre, Le Centurion, Paris, 1981, pp. 94-99.

La résurrection


Nous allons étudier le sens, la signification du Mystère. Une phrase suffit, je pense, à dire l’essentiel : « L’amour est plus fort que la mort, à condition qu’il soit d’abord plus fort que la vie. » L’amour plus fort que la vie, c’est le sacrifice et c’est la mort ; l’amour plus fort que la mort, c’est la résurrection. En d’autres termes, le sacrifice, qui est une mort partielle, et la mort qui est le sacrifice total transforment la vie selon la chair et le sang en vie selon l’esprit. Le mystère pascal – mort et résurrection ensemble – est un mystère de transformation, la transformation de l’homme charnel en homme spirituel et même proprement divin par participation.

L’amour est un désir d’immortalité

Pour comprendre cela, il faut, comme toujours, partir de l’expérience et réfléchir sur l’expérience éclairée par la foi. C’est bien l’expérience que nous avons de l’amour qui nous persuade qu’il y a dans l’homme un incoercible désir d’immortalité.
Je ne sais pas si l’immortalité de l’âme peut être établie par un argument philosophique. On peut en douter. Naguère les philosophes chrétiens, disons plutôt les chrétiens professeurs de philosophie (au moins dans l’enseignement secondaire) n’en doutaient pas. Ils enseignaient ceci : ce qui est spirituel est incorruptible ; or l’âme est spirituelle ; donc l’âme est incorruptible, c’est-à-dire immortelle. C’était tout simple. Aujourd’hui nous allons moins vite en besogne, et nous récusons la trop commode dualité de l’âme et du corps. Nous pensons que Gabriel Marcel a raison de nous mettre en garde contre la formule : « J’ai un corps » à laquelle il faut préférer, dit-il, la formule : « Je suis mon corps. » Ce qui veut dire que le corps et l’âme ne sont pas deux réalités dissociables  : l’âme n’est rien sans le corps. C’est pourquoi l’athéisme nie toute immortalité.
Mais le même Gabriel Marcel, qui est chrétien et qui a écrit des pages admirables sur l’espérance, pose autrement la question de l’immortalité. Comme le faisait déjà saint Augustin dans ses Confessions, il affirme l’immortalité à partir de l’expérience de la mort d’un être aimé. Il faut bien accepter, dit-il, la mort de l’être qui nous est cher, époux ou épouse, enfant ou frère ou ami, mais en son fond cette mort est inacceptable.
Il précise : non pas inacceptable par revendication du cœur, non pas à cause de la souffrance, mais par protestation de l’esprit. Le cœur souffre, mais il dit oui. Ou s’il dit non, c’est qu’il se révolte ; mais il se révolte en vain. Tandis que l’esprit ne peut pas ne pas dire non. Pourquoi? Parce que dire à quelqu’un : « Je t’aime », c’est équivalemment lui dire : « Tu ne mourras pas. » Dans le « Je t’aime » authentique (et certes il faut souligner « authentique », car nous savons assez que « je t’aime » est bien souvent prononcé à la légère, au niveau des fibres les plus superficielles de l’être), est inscrit d’une écriture énigmatique un « Tu ne mourras pas » qui résiste mystérieusement au désespoir de la perte et à l’évidence sensible de la mort.
Comme le dit Étienne Borne, Gabriel Marcel donne ses lettres de noblesse philosophique au fameux « Salut en l’immortalité » que Baudelaire, dans Les Fleurs du mal, adresse « à la très chère, à la très belle ». On connaît l’admirable poème intitulé Hymne :

A la très chère, à la très belle,
Qui remplit mon cœur de clarté,
A l’ange, à l’idole immortelle,
Salut en l’immortalité!

Elle se répand dans ma vie
Comme un air imprégné de sel,
Et dans mon âme inassouvie
Verse le goût de l’éternel.

Comment, amour incorruptible,
T’exprimer avec vérité ?
Grain de musc qui gis, invisible,
Au fond de mon éternité!

A la très bonne, à la très belle,
Qui fait ma joie et ma santé,
A l’ange, à l’idole immortelle,
Salut en l’immortalité!

Les jeunes gens, qui aiment Baudelaire et qui souvent sont amoureux très tôt, devraient bien recueillir la leçon que leur donne le poète, leçon d’authenticité dans l’amour : l’amour authentique est incorruptible, indestructible ; il exige de l’être ; il est comme un appel d’infini (au sens où l’on parle d’un appel d’air). Mais si l’amour exige l’infini, il ne peut le donner. Il dit à l’être aimé : « Tu ne mourras pas », mais l’être aimé meurt. Il prétend à l’éternité (comme dit Baudelaire, il verse en nous le goût de l’éternel), mais, en réalité, il fait partie du monde de la mort, il est enfermé comme nous dans le cercle de la mortalité, avec sa solitude et sa puissance de destruction[1]. Le paradoxe est violent.

Survivre par soi ou en un autre?

C’est à partir de ce paradoxe que nous vivons tous plus ou moins, que nous pouvons comprendre ce que signifie le mystère chrétien de la résurrection. C’est le triomphe de l’amour sur la mort : c’est l’amour plus fort que la mort. Mais comment l’amour peut-il être plus fort que la mort ? Qu’est-ce qui peut me rendre immortel ? Car enfin il est certain que je tomberai en poussière ; rien ne peut faire que je ne sois voué à la mort. Je ne peux survivre qu’en un autre, un autre qui subsiste encore quand moi je ne subsiste plus.
Il faut bien comprendre pourquoi la Bible lie étroitement le péché et la mort, pourquoi saint Paul par exemple affirme que « la mort est le salaire du péché ». Le péché, en son essence, est une affirmation d’autarcie ; le pécheur est celui qui veut être « comme Dieu », c’est-à-dire subsister éternellement en lui-même et par lui-même. Or l’homme ne peut pas subsister en soi et par soi : vouloir cela, aspirer à cela, c’est en réalité se livrer à la mort.
Mais comment subsister en un autre, ou en d’autres ? Il y a plusieurs voies possibles. L’homme les a toutes essayées. Il y en a surtout deux.
D’abord on veut survivre en ses enfants, se prolonger, comme on dit, dans ses enfants et petits-enfants. C’est bien pourquoi les peuples primitifs ont toujours considéré le célibat et la stérilité comme une malédiction : n’avoir pas d’enfant, c’est l’impossibilité de survivre ; et avoir beaucoup d’enfants, c’est avoir plus de chance de survivre, c’est une bénédiction.
Ensuite on cherche à survivre dans la mémoire des hommes, on aspire à la gloire. Et l’on dit bien, en effet, quand on entend Mozart ou quand on contemple Rembrandt, qu’ils sont toujours vivants parmi nous. Manière de parler, certes ! Nul ne s’y trompe : ni Rembrandt ni Mozart ne sont eux-mêmes vivants ; et moi, qui les écoute ou les contemple, je ne les écouterai ni ne les contemplerai toujours ; je les rejoindrai dans une des innombrables nécropoles qui couvrent la terre.
Au vrai, je ne puis survivre en un autre que s’il existe un Autre qui soit lui-même éternel, et qui m’aime assez pour m’accueillir en Lui. On ne peut être immortel qu’en Dieu, si Dieu est Amour. Seul un Dieu qui m’aime a la puissance, non pas de m’empêcher de mourir, mais de me ressusciter. Seul l’amour est plus fort que la mort.
Encore faut-il qu’en moi l’amour ait été plus fort que la vie. Le mot est dans l’Évangile sous la forme suivante : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13). C’est la définition même de la liberté. Être libre, c’est n’être pas esclave (c’est une vérité de La Palice !). Mais de quoi l’homme fait de chair et de sang est-il le plus esclave, sinon d’un vouloir-vivre selon la chair et le sang ? Nous savons bien qu’être lâche, c’est toujours, d’une manière ou d’une autre, dans les petites comme dans les grandes circonstances, avoir le souci prédominant de préserver son bien-être, sa fortune, ses privilèges, sa position en ce monde, sa santé, en un mot ce qu’on appelle la vie. On est esclave quand on se cramponne à ce qu’on est et à ce qu’on a.

En Jésus seul, l’amour est plus fort que la vie

Platon disait : « Seul est digne d’exister celui qui est digne d’être aimé. » Ce que Platon ne savait pas, et que nous, chrétiens, nous croyons de toute notre âme, c’est que seul est digne d’être aimé celui qui aime. Donc seul est digne d’exister celui qui aime. Car celui-là seul est libre, celui-là seul est un homme.
Mais, dans l’histoire de l’humanité, un seul fut absolument libre parce qu’un seul a parfaitement aimé. Un seul est homme en plénitude. Nous, nous nous efforçons d’aimer ; nous construisons péniblement, à longueur de jours et d’années, notre liberté ; nous demeurons esclaves de beaucoup de choses et en bien des manières ; nous nous accrochons à notre avoir et à tout ce que nous savons bien qui doit mourir ; nous collons à la vie en forme d’esclavage et donc de mortalité. Nous sommes attachés plus que détachés. En nous la vie, la vie présente, la vie biologique, la vie mortelle est plus forte que l’amour.
En Jésus seul (je laisse de côté le cas de Marie sa mère), l’amour a été plus fort que la vie. Sa mort est la mort d’un homme absolument libre, absolument détaché de soi et de tout, totalement aimant. Comment Dieu ne l’accueillerait-il pas en Lui, afin qu’il vive éternellement en Lui ? Le Christ n’a vécu que par le Père et pour le Père, donc en un Autre plus qu’en soi. C’est cela, l’amour : vivre en un autre. Mais vivre en un autre, c’est bien mourir à soi. Dire que Jésus est ressuscité, ou que le Père a ressuscité Jésus, c’est donc dire que, pour cet homme pleinement homme en qui l’amour a été plus fort que la vie, l’amour est pour toujours plus fort que la mort. Il est ressuscité, il est Vivant.
Nous sommes donc en mesure de comprendre cette proposition qui tout à l’heure nous a peut-être semblé quelque peu sibylline : l’amour est plus fort que la mort, à condition qu’il soit d’abord plus fort que la vie.

Le Christ ressuscité fonde notre immortalité

Pour nous qui sommes pécheurs, qui aimons peu et mal parce que nous tenons très fort à la chair et au sang, pour nous qui ne préférons les autres à nous-mêmes que très partiellement, et en nous faisant beaucoup d’illusions, il est clair que, si nous étions laissés à nous-mêmes, nous ne pourrions pas ressusciter. Et finalement l’existence humaine serait absurde, car le « Tu ne mourras pas » que nous disons implicitement à ceux que nous aimons serait un vœu à jamais inexaucé. Mais le Christ ressuscité nous dit, Lui : « Tu ne mourras pas. » Il nous le dit, puisqu’il nous dit : « Je t’aime. »
Pourvu que nous ne soyons pas totalement enfermés dans notre égoïsme – ce qui est éventuellement le cas des damnés –, il y a en nous, enfoui peut-être au plus profond de notre être, et caché à tous les yeux sauf aux siens, quelque chose qui est digne d’être aimé, donc d’exister éternellement. C’est ce point mystérieux de nous-mêmes, dont nous pouvons espérer qu’il existait en Judas, en Hitler, en Staline, que le Christ rejoint dans sa Toute-Puissance de pardon. Pardonner, ce n’est pas passer l’éponge. Pardonner, c’est recréer, refaire, ressusciter. En nous pardonnant le Christ nous ressuscite, nous rend, en dépit de notre monstrueuse médiocrité, capables de vie divine éternelle. Il faut s’efforcer d’entendre, dans le recueillement priant, dans le silence attentif de la foi, le Christ qui nous dit : « Tu ne mourras pas. » C’est lui, et lui seul, qui fonde notre immortalité.
La vie ressuscitée est une vie transformée, ou, si l’on préfère, transfigurée. « La figure de ce monde passe », dit saint Paul (1 Co 7,31). La figure seulement. « Il est surprenant, écrivait le Père Teilhard de Chardin, que si peu d’esprits parviennent... à saisir la notion de transformation. Tantôt la chose transformée leur paraît être la chose ancienne inchangée, tantôt ils n’y perçoivent que de l’entièrement nouveau. »
Au ciel, nous demeurerons nous-mêmes ; c’est bien moi, et non un autre que moi, qui verrai Dieu dans sa gloire et qui vivrai de sa vie, aimant comme Il aime. Nous ne serons pas absorbés, annihilés, mais portés à un état tout autre, refondus, métamorphosés, transfigurés. Je ne serai pas un autre, je serai bien moi, mais devenu tout autre. « Notre corps, dit le Père de Lubac, n’est pas destiné, par l’effet de la résurrection qui nous est promise, à un recommencement sans fin de son existence terrestre et charnelle, plus ou moins sublimée seulement par des propriétés miraculeuses ; notre corps est promis, non à une quelconque réanimation, mais à une totale métamorphose, qui doit faire de lui, comme dit saint Paul, un « corps spirituel ». Or ce qui est vrai de notre corps individuel n’est pas moins vrai de ce vaste corps collectif que l’humanité se construit à travers les générations. Sa forme actuelle (sa« figure» actuelle) est provisoire... L’Univers est promis, lui aussi, dans l’Esprit Saint, à la grande Métamorphose» (le Père Teilhard écrivait « Métamorphose » avec une majuscule, tant le mot avait pour lui d’importance).


[1] J. Ratzinger, Foi chrétienne hier et aujourd’hui, p. 213-216.

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